C’est avec une grande tristesse que nous annonçons le décès le 30 octobre 2018 de Sangharakshita, le fondateur de l’Ordre bouddhiste Triratna et de la Communauté bouddhiste Triratna. Voici une brève présentation de sa vie et de ses enseignements.
Les premières années
Sangharakshita est né sous le nom de Dennis Lingwood dans une famille ouvrière, à Tooting, au sud de Londres, en 1925. À l’âge de neuf ans, on lui diagnostiqua un problème cardiaque (ce qui plus tard s’avéra être un diagnostic erroné) ; il fut en conséquence confiné au lit pendant plusieurs années. Durant ces années, il lut énormément, se découvrant une passion pour la littérature et s’instruisant à l’aide d’une encyclopédie. À l’âge de seize ans, suite à la lecture du Soûtra du diamant et du Soûtra de l’Estrade, il réalisa qu’il était bouddhiste. Il rejoignit la Société bouddhiste de Londres, qui continuait à se rencontrer et à méditer malgré les bombes qui tombaient alors sur la ville.
En 1943, il fut enrôlé dans l’armée et affecté en Inde, puis au Sri Lanka. Une fois la guerre terminée, lui et un ami indien, déterminés à prendre leur pratique bouddhique au sérieux, donnèrent leurs biens, détruisirent leurs passeports et prirent la route en tant qu’errants, suivant une tradition consacrée. Ils parcoururent l’Inde pendant deux ans et rencontrèrent de nombreux sages et gourous, pour la plupart hindous, avant d’atteindre leur objectif : l’ordination comme moines bouddhistes novices (shramaneras). Sangharakshita décrivit ce voyage et ses expériences ultérieures dans plusieurs volumes de mémoires.
Les années d’Inde
Ordonné bhikkhu dans la tradition bouddhiste Théravada, il reçut le nom de Sangharakshita, qui signifie « Celui qui est protégé par la communauté spirituelle », puis étudia quelque temps à l’Université hindoue de Bénarès avec Bhikkhu Jagdish Kashyap, un Indien converti au bouddhisme, qui en était devenu l’un de ses principaux représentants. Il s’installa ensuite à Kalimpong, dans les contreforts de l’Himalaya, non loin de la frontière avec le Tibet. Son maître lui ayant dit d’y « rester et d’œuvrer pour le bien du bouddhisme », il restera 14 ans à Kalimpong.
Au cours des années 1950, de nombreux réfugiés tibétains arrivaient à Kalimpong, fuyant l’occupation chinoise de leur pays. Sangharakshita rencontra et apprit de nombreux lamas tibétains, recevant des initiations de Dhardo Rimpoché, Dudjom Rimpoché, Kachu Rimpoché, Jamyang Khyentsé Rimpoché, Dilgo Khyentsé Rimpoché et Chatrul Sangye Dorje. Il étudia également le bouddhisme chán avec Yogi Chen, un ermite chinois vivant à Kalimpong. Ses nombreux visiteurs occidentaux inclurent Lama Govinda : Sangharakshita sentit une forte affinité avec ses vues sur le bouddhisme, et en particulier sur la place de l’art dans la pratique bouddhique.
Au cours de son séjour à Kalimpong, Sangharakshita lut tout ce qu’il pouvait sur le bouddhisme de toutes les traditions, sa motivation étant, comme il l’expliquera plus tard, de comprendre ce que le Bouddha avait communiqué et les vérités essentielles qui unissaient la tradition bouddhique. Il fonda une revue, Stepping Stones, dans laquelle furent publiés des travaux de penseurs et d’érudits de toute la tradition bouddhique. Ses propres contributions, publiées plus tard sous le titre Crossing the Stream, annonçaient plusieurs des thèmes qui le concerneront pendant de nombreuses années : l’unité du bouddhisme, les bienfaits et les plaisirs d’une vie simple, l’importance de penser par soi-même, l’esthétique de la vie spirituelle, et la valeur de l’amitié. Il fut également critique de nombreux aspects du bouddhisme qu’il observait dans les pays asiatiques, et appela à une réforme radicale. Son œuvre la plus importante de cette période, A Survey of Buddhism, publiée en 1957, distille sa compréhension des enseignements bouddhiques et présente tous les aspects de la tradition dans une unique perspective. Il a également écrit des poèmes dans lesquels il exprime son amour de la nature, sa dévotion aux idéaux du bouddhisme, et ses luttes et victoires émotionnelles et spirituelles.
Sangharakshita établit un ermitage à Kalimpong, auquel l’un de ses maîtres donna le nom de « La demeure où fleurissent les trois voies », en référence aux trois grands courants de la tradition bouddhique. C’est ainsi qu’il établit une approche spécifique et œcuménique du bouddhisme, inspirée de nombre des écoles établies de la tradition mais sans formellement adhérer à aucune.
En 1952, Sangharakshita rencontra le Dr. Bhimrao Ambedkar, qui était né parmi ceux que le système de castes hindou appelle les « intouchables » (ou de nos jours les « dalits »). Après une formation d’avocat, Ambedkar devint le premier ministre de la Justice de l’Inde indépendante, et fut l’architecte de sa constitution. En 1956, Dr. Ambedkar se convertit au bouddhisme avec des milliers de ses disciples, échappant ainsi à l’identité attribuée par l’hindouisme. Mais quelques semaines plus tard, il mourut, laissant ses disciples sans guide. Présent à ce moment à Nagpur, la ville où les conversions de masse avaient eu lieu, Sangharakshita s’adressa aux foules affligées, leur expliquant ce qu’impliquait être bouddhiste et les encourageant à suivre la volonté du Dr. Ambedkar et à vivre selon les enseignements du Bouddha. Les années qui suivirent, il se rendit chaque hiver dans les villes et les plaines du centre de l’Inde, donnant des conférences et aidant les nouveaux bouddhistes à comprendre et à pratiquer la foi qu’ils avaient épousée.
Le retour en Occident
En 1964, des personnalités du petit mouvement bouddhiste de Grande-Bretagne invitèrent Sangharakshita à s’installer au Vihara bouddhiste de Hampstead, à Londres, et il retourna en Occident pour la première fois après de nombreuses années. Encouragé par l’intérêt croissant pour le bouddhisme, en particulier chez les jeunes, et stimulé par son engagement renouvelé avec la culture occidentale, il décida de rester. Ses enseignements étaient populaires, mais il vit rapidement qu’il n’allait pas bien s’intégrer dans le monde bouddhiste britannique de l’époque.
Pendant son séjour en Inde, Sangharakshita avait réfléchi aux orthodoxies en vigueur selon lesquelles la pratique bouddhique, pour les moines, consiste à vivre selon les règles monastiques et, pour les laïcs, à aider les moines à vivre de cette façon. Maintenant qu’il était revenu en Angleterre, et observant que les gens avaient tendance à s’identifier à lui uniquement sur la base de sa robe safran, il commença à se sentir insatisfait de la vie monastique. Peu à peu, des désaccords surgirent sur les approches de la méditation et sur la façon dont Sangharakshita présentait les enseignements du bouddhisme.
Sangharakshita fut finalement contraint de quitter le Vihara, ce qui le poussa à agir selon son instinct et à penser qu’une nouvelle approche de la pratique du bouddhisme en Occident était nécessaire. Il continua ses classes au sous-sol d’un petit magasin du West End de Londres, et le groupe qui se forma autour de lui devint le noyau d’une nouvelle communauté bouddhiste. En 1967, il fonda les Amis de l’Ordre Bouddhiste Occidental (AOBO), et l’année suivante, il conduisit des ordinations dans l’Ordre Bouddhiste Occidental.
L’établissement de l’AOBO
D’un certain point de vue, ces activités s’inscrivaient dans la vague d’expérimentations caractéristique de la fin des années 1960. Sangharakshita se laissait pousser les cheveux et portait ses robes avec d’autres vêtements, ou parfois ne portait pas de robes. Il avait l’air à sa place dans la vie hippie naissante de Londres. Mais d’un autre point de vue, ces activités représentaient l’approche spécifique du bouddhisme de Sangharakshita. Il reconnaissait que le bouddhisme devait s’adapter à l’évolution du monde moderne, en mettant de côté de nombreuses caractéristiques sectaires et culturelles de chacune des traditions bouddhiques, sans pour autant perdre de vue les valeurs et les enseignements fondamentaux du bouddhisme.
Sangharakshita donna de nombreuses conférences sur le bouddhisme et la psychologie, les arts, la philosophie occidentale et, de façon expérimentale, présenta le bouddhisme comme « la voie de l’évolution supérieure ». Il donna également des conférences, et plus tard des séminaires, sur des textes classiques du bouddhisme, comme le Soûtra du Lotus, le Soûtra du diamant et le Satipatthana sutta, conférences qui par la suite furent publiées sous forme de livres. Parfois, il explorait des questions de pratique quotidienne ; en d’autres occasions, il cherchait à rendre pertinents et significatifs des enseignements apparemment abscons ou ésotériques. Son enseignement a été illuminé par sa connaissance approfondie de la littérature et de la philosophie occidentales et par sa vaste expérience du bouddhisme.
Au fil du développement de l’AOBO, Sangharakshita élabora plus avant sa compréhension de la pratique bouddhique. Au cours de nombreuses années de pratique, de réflexion et de contact avec les bouddhistes de nombreuses écoles, il avait conclu que l’important n’était pas de savoir si l’on est moine ou nonne, ou bien laïc, mais de voir dans quelle mesure l’on est engagé à vivre selon les idéaux du bouddhisme : le Bouddha (le maître éveillé), le Dharma (son enseignement) et la Sangha (la communauté des personnes qui suivent ses enseignements du Bouddha). L’ordination dans l’Ordre bouddhiste Occidental signifiait prendre cet engagement ou, selon l’expression traditionnelle, « aller en refuge » dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha, ce que Sangharakshita en est venu à considérer comme « l’acte central et déterminant de la vie bouddhiste ». L’Ordre est unifié par cet engagement commun, mais il comprend des hommes et des femmes qui ont des styles de vie très variés : célibataires, mariés ou en couple, ou pratiquant la chasteté. Dès le début, les hommes et les femmes ont été ordonnés sur un pied d’égalité, un fait discrètement révolutionnaire étant donné l’inégalité des sexes dans la tradition bouddhique dans son ensemble.
Sangharakshita a souligné l’importance d’un développement spirituel complet, incluant le développement de toute la gamme de ce que le bouddhisme appelle les « facultés spirituelles ». La pratique de la méditation a un rôle important, mais elle doit aller de pair avec l’étude, l’amitié, l’activité altruiste, l’observance éthique et les rituels de dévotion. Sangharakshita a exploré le sens sous-jacent de tous ces aspects de la pratique et a cherché des moyens de les exprimer à neuf d’une façon significative. Il a souligné, par exemple, l’importance de suivre un « chemin de pas réguliers » dans la méditation, en commençant par le développement de l’unification et de l’émotion positive, puis en passant aux pratiques concernant la mort spirituelle (ou vue pénétrante), et la renaissance spirituelle.
Le développement de l’AOBO
Dans la même mesure inspirés et stimulés, les disciples de Sangharakshita ont progressivement essayé de vivre selon les enseignements qu’il leur avait présentés. Nombre de ceux qui étaient libres de le faire vivaient dans des communautés résidentielles : d’abord des communautés mixtes, puis des communautés non-mixtes ; pour certains, c’était une alternative créative à la vie familiale. Certaines personnes ont créé ce qui en est venu à être appelé des « entreprises de moyens d’existence justes » : des magasins, des restaurants végétariens et d’autres entreprises dirigées par des équipes de bouddhistes selon un modèle économique consistant à « donner ce que l’on peut et prendre ce dont on a besoin ». La plus réussie d’entre elles a été Windhorse:Evolution, une entreprise de cadeaux éthiques qui a employé jusqu’à 200 personnes.
L’effort pour développer de nouvelles façons de vivre et de travailler est né du sentiment de Sangharakshita que de nouvelles approches et de nouveaux styles de vie étaient nécessaires pour que la pratique bouddhique soit efficace dans la société moderne. Il était prêt à penser radicalement, à condition que les nouvelles formes expriment toujours un engagement sous-jacent envers les Trois Joyaux et soient entreprises dans un esprit d’amitié, de kalyana mitrata.
Au cours des années 1970 et 1980, des membres de l’Ordre ont établi des centres de l’AOBO au Royaume-Uni et dans le monde entier. Parmi les premiers jalons importants, citons l’achat de Padmaloka, un important centre de retraite dans le Norfolk, qui fut le domicile de Sangharakshita pendant de nombreuses années ; l’établissement d’activités bouddhiques et sociales en Inde parmi les disciples du Dr. Ambedkar (1977) ; l’ouverture du London Buddhist Centre, un grand centre à l’est de Londres (1978) ; le développement d’une retraite d’ordination de trois ou quatre mois pour les hommes (1981 – une retraite d’ordination similaire pour les femmes a été mise en place quelques années plus tard) ; et dans un réseau de centres de retraites, la fondation d’un centre de retraite pour femmes à Taraloka (1985), le premier de plusieurs tels centres dédiés aux femmes. Les événements artistiques et les festivals bouddhistes sont des aspects importants de la vie du mouvement, de même que Buddhafield, qui enseigne la méditation lors de festivals d’été et organise ses propres retraites campées et rassemblements en plein air.
Bien que la croissance rapide des premières années de l’AOBO se soit quelque peu ralentie au cours des décennies suivantes, du moins en Europe, l’AOBO est devenu un mouvement mondial solide, à l’avant-garde du développement du bouddhisme dans les pays occidentaux, en Amérique du Sud et en Inde. En 2017, l’Ordre avait des activités dans 26 pays et comptait environ 2200 membres, dont environ trente pour cent en Inde. En 2010, le nom du mouvement a été changé pour refléter son internationalité, devenant la Communauté bouddhiste Triratna et l’Ordre bouddhiste Triratna. (Triratna signifie « Trois Joyaux »). Peu à peu, à partir de la fin des années 1980, Sangharakshita a confié la responsabilité de tous les aspects du mouvement aux membres de l’Ordre expérimentés. Un groupe de précepteurs publics prit la responsabilité des ordinations et, en 1994, Sangharakshita emménagea avec eux à Madhyamaloka, une grande maison à Birmingham. En 2013, ils emménagèrent dans un important centre de retraite dans le Herefordshire, appelé Adhisthana. Ce fut la dernière résidence de Sangharakshita.
Les dernières années
Vers 2001, la vue de Sangharakshita se détériora considérablement et, plus tard, il souffrit d’insomnies incapacitantes. Il poursuivit néanmoins son œuvre littéraire et s’engagea dans une dernière phase d’enseignement. Un de ses disciples les plus expérimentés, Subhuti, écrivit une série d’articles basés sur des entretiens avec Sangharakshita, dans lesquels il clarifia les éléments essentiels de son approche du bouddhisme : une approche basée sur les enseignements du Bouddha historique tout en s’inspirant d’autres sources, et une approche de la méditation et d’autres formes de pratique du Dharma, cohérente et sensible au caractère supra-personnel de la pratique bouddhique et au rôle de l’imagination.
Certains aspects de la vie et du comportement de Sangharakshita ont suscité des critiques. Après avoir fondé l’AOBO il eut des relations sexuelles avec quelques-uns de ses disciples hommes ; plus tard, certains d’entre eux eurent le sentiment qu’il les avait laissés tomber. Certaines personnes n’étaient pas d’accord avec son point de vue sur les genres, et quelques bouddhistes d’autres traditions pensaient que sa décision d’établir un nouveau mouvement, plutôt que de suivre une des formes asiatiques établies du bouddhisme, était fondamentalement illégitime.
Ces critiques ont longtemps fait partie des discussions sur Sangharakshita. Cependant, ceux qui l’ont connu comme élèves, disciples et amis se souviennent principalement de Sangharakshita comme d’un homme d’une présence, d’une gentillesse et d’une sagesse extraordinaires ; un homme profondément intelligent et sensible avec un esprit remarquablement original et indépendant.
Le mouvement bouddhiste fondé par Sangharakshita lui survivra. Son histoire ne fait que commencer, et ses membres prévoient qu’elle deviendra une école bouddhiste vraiment distincte, fondée sur sa présentation particulière de l’enseignement du Bouddha et sur sa compréhension de la pratique du bouddhisme. En Inde, Sangharakshita est largement considéré comme une figure clef dans la renaissance du bouddhisme et la libération de millions de personnes du système oppressif des castes.
Les nombreux livres de Sangharakshita constituent un autre héritage. Il a publié plus de 50 titres et ses Œuvres complètes sont actuellement en cours de publication, en 27 volumes. Outre ses mérites de communication des enseignements bouddhiques, cet ensemble d’écrits a, pour ses admirateurs, une ampleur et une profondeur littéraires inégalées dans d’autres écrits modernes sur le bouddhisme.
Plus largement, pendant plus de 70 ans, Sangharakshita s’est lancé dans la tâche de permettre au bouddhisme de passer des sociétés asiatiques traditionnelles aux conditions très différentes du monde moderne. Son but a été de renouveler le bouddhisme en se concentrant sur les enseignements essentiels au cœur de la tradition, et en en conservant sa profondeur comme chemin sacré. Par sa pratique, son écriture et la communauté qu’il a fondée, Sangharakshita a ravivé l’esprit d’amitié, d’engagement et de profondeur du bouddhisme.
Les disciples et amis de Sangharakshita se réjouissent de ses mérites et lui offrent leur sincère gratitude pour tout ce qu’il leur a donné, et leur détermination à poursuivre le travail qu’il a commencé.
Dharmachari Vishvapani